Page 12 - Extrait de Juste un grain de sable de Sophie Jalabert
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tance, par-delà l’envie d’effacer, d’oublier. Elle et moi, le
même âge, la même légèreté, la même insouciance. Elle ouvrit
la porte et m’invita à pénétrer dans ses deux cents mètres carrés
résolument vides où il m’incomberait de tout inventer. En-
semble, nous avons imaginé, créé, construit, son incroyable
cocon onirique et coloré au cœur du quartier du canal Saint-
Martin. Je devins sa complice, sa confidente, elle devint les
miennes. Nos maris au diapason également. Alain et moi étions
heureux, entourés de gens heureux.

Tout nous souriait. Il a suffi que nous envisagions de faire
un enfant pour concevoir Marie. Il a suffi que nous pensions
prendre un appartement plus grand pour que l’opportunité se
présente. Lors d’une réorganisation, le patron d’Alain fut muté
à l’étranger. Il nous vendit les cent vingt mètres carrés de la rue
des Eaux au moment précis où les prix de l’immobilier nous
devenaient favorables. Nous nous sommes endettés à très long
terme sans état d’âme. Ma grossesse fut facile, joyeuse. Alain,
aux petits soins, caressait mon ventre avec adoration, en extase
devant ce miracle de la vie qui poussait en moi. Deux mois
avant l’accouchement, en pleine canicule, nous avons quitté les
murs de pierres et les poutres apparentes du XVe pour le balcon
en bord de Seine. La folie du monde, secoué par des attentats,
des conflits, des crises, ne nous atteignait pas. Chirac présidant
le pays tant bien que mal, Raffarin en désamour, les manières
brutales de Sarkozy, les Français râlant, l’euro s’installant, le
débat sur la laïcité s’enflammant, nous ne voyions que mon
ventre de plus en plus proéminant et notre bonheur grandissant.
Bientôt, je ne perçus plus le bas de mon corps tant mon ventre
avait grossi. Impossible de me chausser seule. Alain, à genoux,
enfilait les chaussures à mes pauvres pieds gonflés. Je pestai
contre l’encombrement insupportable, le poids qui ralentissait
mes mouvements, j’eus hâte qu’elle naquît.

Un dimanche après-midi d’octobre, je fus prise d’une sou-
daine frénésie de nettoyage. Je décrochai les rideaux pour les

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