Page 11 - Extrait de Juste un grain de sable de Sophie Jalabert
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se, je me remémorai les heures d’antan, sa présence rassu-
rante les soirs d’orage, l’apprentissage patient de l’alphabet, les
livres offerts, les séances de cinéma et les esquimaux glacés.
Tout ce par quoi il avait contribué à faire de moi la femme que
je devenais. Puis, tournoyant encore, cette fois dans les bras de
mon époux, j’imaginai le père qu’il serait pour notre fille,
veillant, jouant, lisant, enseignant, forgeant des remparts pour
celle qu’elle deviendrait et qui, à son tour, nous quitterait. Dans
cette valse éternelle de la vie où s’égrènent les générations.

Alain avait en secret cumulé suffisamment de congés pour
une lune de miel de trois semaines. Il m’emmena au bout du
monde, loin de la grisaille parisienne de fin d’hiver. Un bun-
galow sur une plage, à Bali. Au retour, je pris mes marques
peu à peu dans l’appartement de mon mari, devenu le nôtre,
joyeusement, légèrement. J’y apportai mes affaires, il me fit
de la place dans les placards, se réjouit que je redessine notre
décor. J’arborais avec fierté l’alliance à mon doigt, éprouvant
un contentement intense à assumer les corvées domestiques,
reflet de mes nouvelles responsabilités, de mes nouvelles
fonctions. Je cuisinais, nettoyais, blanchissais en chantonnant
tandis que mon époux travaillait. Portée par la vague de féli-
cité qui m’habitait, je n’eus aucun mal à me faire embaucher
et m’enorgueillis alors de coopérer financièrement tandis
qu’Alain se réjouissait de partager les tâches ménagères. À
l’image du siècle qui démarrait, tout était nouveau, le ma-
riage, la vie commune, le boulot.

Des années qui suivirent, je garde une sensation de fluidité
absolue. Pierres une à une posées, fondations édifiées pour
durer, socle inaltérable, pensai-je alors. Peu à peu, élargir le
cercle des amitiés. Noémie, la plus proche, la plus intime, la
plus essentielle. Un regard créole, solaire dans la grisaille au-
tomnale, un rire en cascade rafraîchissant et suave comme les
chutes d’eau de son île natale. Au premier contact, coup de
foudre amical. Jamais démenti. Même à présent, par-delà la

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