Page 9 - Extrait de Champ d'artichauts de Sophie Jalabert
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versé par une voiture ou un couteau planté par un aliéné au
milieu de la rue, assis sur un banc en proie à un malaise car-
diaque, pris en otage par des braqueurs en fuite…

Pour soulager l’angoisse, elle appuie sur la touche verte, le
cœur battant, les tripes nouées. La sonnerie, légèrement
étouffée par un coussin, retentit au salon. Ça vient du ca-
napé…

Mais qu’a-t-il dans la tête ces derniers temps ? Ne même
pas prendre son téléphone. Manon se repasse le film des se-
maines écoulées au ralenti, épiant chaque couac, chaque fois
où elle n’a pas relevé un dysfonctionnement, où elle a re-
poussé une sensation de malaise. Lui, étourdi, absent même.
Elle refuse de se bercer d’illusions. Elle avait tenté de l’appe-
ler au bureau à plusieurs reprises sans succès. Au standard, on
lui avait répondu qu’il était en congé. Le soir, il bafouillait des
excuses confuses, oublié de la prévenir, assistante pas infor-
mée. À d’autres occasions, après avoir quitté la maison pour
aller faire des emplettes, il était revenu épuisé, les mains
vides. Une foule de signes microscopiques qui, mis bout à
bout, auraient dû l’alerter. Détails insignifiants séparément,
convergents dans leur globalité. Il avait changé. L’esprit
ailleurs, il avait l’air préoccupé, absorbé par tout autre chose
que son travail ou leur vie de couple. Dire qu’elle n’avait pas
remarqué la concomitance avec les inquiétudes dont Roland
lui avait fait part. Il avait tenté de l’alerter. Échange aussitôt
enfoui dans les replis de l’inconscient. Excès de confiance,
aveuglement, déni de réalité ?

Elle avait croisé ce dernier en ville. Silhouette anguleuse
caractéristique, légèrement penchée en avant, auréolée par la
fumée de son cigare, pas rapides presque saccadés. Il allait
déjeuner. Elle faisait une pause dans sa tournée. Ils s’étaient

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