Page 14 - Extrait de Champ d'artichauts de Sophie Jalabert
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s fond, vertigineux, qui la broie jusqu’à l’âme. À même le
sol, aussi glacée que les tomettes qui endolorissent ses os,
chute aux catacombes du néant.
Combien de temps est-elle restée ainsi ? L’appartement est
plongé dans l’obscurité. Les yeux piquent et la tête fait mal.
Le sang cogne fort dans ses tempes. Elle voit un peu trouble
et elle a la nausée. Elle tient encore le portable de Marc. Il
s’est déchargé. Le temps… abstraction imprécise. Elle ra-
masse un à un les vêtements, les remet en place. Mécanique-
ment. Il n’y a plus la moindre pensée, plus la moindre sensa-
tion. Elle vaque vaguement dans un no man’s land cotonneux.
Les murs, le sol, les plafonds tanguent sur fond noir. S’injec-
ter une bonne dose de normalité, anesthésier le cerveau et le
cœur, pour survivre, pour supporter. Les vestes sur les cintres,
les chemises dans la commode, les cinq sens verrouillés. Que
tout soit comme avant, familier, à sa place. Que le téléphone
n’ait pas sonné, la porte pas claqué, le dîner pas refroidi,
Marc pas évaporé. Tout réparer pour qu’à son retour les
choses reprennent là où ça en était, pour recoudre le fil nar-
ratif, pour raccommoder les lambeaux d’espérance. Après la
chambre, le salon. Tapoter énergiquement sur les coussins
avant de les disposer soigneusement sur le canapé. Relever les
bibelots tombés sur la table basse. Tirer avec application sur
les plis du plaid du fauteuil. Ouvrir grand les fenêtres, laisser
pénétrer l’air chargé d’humidité, qui sent si fort la ville, le
normal. Rendre à la pièce son atmosphère cosy, lisse, impec-
cable. Restaurer le décor familier. N’y laisser flotter aucune
perturbation. Gestes automatiques, souffle neutre, esprit vide.
Ôter les couverts, ranger la vaisselle, repousser machinale-
ment les chaises sous la table. Sel et poivre sur leur étagère
dans la cuisine, bouchon sur la bouteille de vin, carafe d’eau
vidée dans le pot de la plante verte qui semble avoir soif.
Manon fait glisser la cocote en fonte sur la plaque de cuisson,
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sol, aussi glacée que les tomettes qui endolorissent ses os,
chute aux catacombes du néant.
Combien de temps est-elle restée ainsi ? L’appartement est
plongé dans l’obscurité. Les yeux piquent et la tête fait mal.
Le sang cogne fort dans ses tempes. Elle voit un peu trouble
et elle a la nausée. Elle tient encore le portable de Marc. Il
s’est déchargé. Le temps… abstraction imprécise. Elle ra-
masse un à un les vêtements, les remet en place. Mécanique-
ment. Il n’y a plus la moindre pensée, plus la moindre sensa-
tion. Elle vaque vaguement dans un no man’s land cotonneux.
Les murs, le sol, les plafonds tanguent sur fond noir. S’injec-
ter une bonne dose de normalité, anesthésier le cerveau et le
cœur, pour survivre, pour supporter. Les vestes sur les cintres,
les chemises dans la commode, les cinq sens verrouillés. Que
tout soit comme avant, familier, à sa place. Que le téléphone
n’ait pas sonné, la porte pas claqué, le dîner pas refroidi,
Marc pas évaporé. Tout réparer pour qu’à son retour les
choses reprennent là où ça en était, pour recoudre le fil nar-
ratif, pour raccommoder les lambeaux d’espérance. Après la
chambre, le salon. Tapoter énergiquement sur les coussins
avant de les disposer soigneusement sur le canapé. Relever les
bibelots tombés sur la table basse. Tirer avec application sur
les plis du plaid du fauteuil. Ouvrir grand les fenêtres, laisser
pénétrer l’air chargé d’humidité, qui sent si fort la ville, le
normal. Rendre à la pièce son atmosphère cosy, lisse, impec-
cable. Restaurer le décor familier. N’y laisser flotter aucune
perturbation. Gestes automatiques, souffle neutre, esprit vide.
Ôter les couverts, ranger la vaisselle, repousser machinale-
ment les chaises sous la table. Sel et poivre sur leur étagère
dans la cuisine, bouchon sur la bouteille de vin, carafe d’eau
vidée dans le pot de la plante verte qui semble avoir soif.
Manon fait glisser la cocote en fonte sur la plaque de cuisson,
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